Le Musée des beaux-arts de Montréal a inauguré le 5 juin La balade pour la paix, un parcours extérieur composé de 30 sculptures et de 42 photographies d’artistes canadiens et internationaux. Se déployant sur 1 km, rue Sherbrooke Ouest, l’exposition a été créée dans le cadre des festivités entourant le 375e anniversaire de Montréal, le 150e du Canada et le 50e d’Expo 67. Parmi toutes les œuvres qui y sont exposées, le Mât totémique des pensionnats de Charles Joseph, artiste membre de la nation kwakiutl de la côte Ouest-canadienne, est sans aucun doute la plus monumentale et la plus politisée.
Les passants, pressés par la pluie et par le vent qui s’engouffre entre les édifices du centre-ville, sont d’abord surpris par sa présence imposante. Certains, intrigués, osent s’avancer vers la plaque informative apposée tout près de l’œuvre. Les premières phrases du texte ont de quoi les déstabiliser: «Arrachés à leur famille pour être placés dans des pensionnats de communautés religieuses, les autochtones du Canada ont été victimes entre 1820 et 1996 d’un génocide culturel reconnu par le gouvernement canadien depuis le 29 mai 2015. Ce mât totémique rend hommage à tous les enfants, dont faisait partie Joseph, qui ont connu les humiliations de ces écoles. Le totem est un gage de réconciliation et de commémoration.»
Dans un texte diffusé sur le site internet du Musée des beaux-arts de Montréal, l’artiste Charles Joseph est extrêmement explicite au sujet des humiliations qui ont eu lieu au sein de la St. Michael’s Indian Residential School, située au nord de la Colombie-Britannique, où il a été amené de force. «Lorsque les enfants mouraient, on nous disait qu’ils étaient rentrés à la maison. Lorsque des filles tombaient enceintes, on pratiquait des avortements dans l’infirmerie, au-dessus du gymnase et de l’amphithéâtre. Une religieuse infirmière s’occupait des enfants qui avaient des saignements rectaux ou des filles qui étaient enceintes. L’infirmerie était soumise à une « quarantaine » afin de cacher aux visiteurs ce qui s’y passait», écrit-il.
Dans son totem, l’artiste a choisi de personnifier les Églises sous la forme d’un corbeau. «Le corbeau, écrit-il, n’est pas partisan de l’honnêteté. Il aime se livrer à des fourberies. C’est le fonctionnaire, l’agent des Indiens, le personnel du pensionnat, le prêtre et la religieuse. Nul n’était ce qu’il prétendait être. Ils se présentaient comme des bien-pensants, mais la réalité était tout autre.»
Une vraie jungle
Le théologien Jean-François Roussel de l’Université de Montréal et spécialiste de la relation entre le christianisme, le colonialisme et les questions amérindiennes, n’est pas surpris par ce témoignage. «Charles Joseph part d’une expérience personnelle qui rejoint des dizaines de milliers d’expériences vécues dans les pensionnats. J’ai cherché dans le rapport de la Commission de vérité et réconciliation du Canada des références à des avortements. À première vue, je n’en ai pas trouvé. Je vais chercher encore. Par ailleurs, il y a tellement d’atrocités qui sont survenues dans ces pensionnats, de façon inégale d’un pensionnat à l’autre, d’une région à l’autre, d’une période à l’autre. Est-ce que son témoignage rend compte de la réalité? D’après les témoignages entendus, c’était une vraie jungle. Cela ne m’étonne pas d’entendre quelqu’un affirmer : « Voici que je présente à travers le corbeau la figure d’une Église qui est à deux visages. »»
Malgré ce témoignage explicite, Nicole O’Bomsawin, anthropologue et membre de la communauté abénakise Odanak, croit que l’œuvre de Charles Joseph va contribuer à la réconciliation entre les Églises chrétiennes et les Premières Nations. «C’est certain que c’est l’histoire personnelle de Charles Joseph. Pourtant, devant le totem, chacun va avoir son histoire à raconter. Cette histoire-là mérite d’être connue. Les gens qui vont passer devant le totem vont se dire: « Voilà, c’est pour se rappeler les enfants qui sont allés dans les pensionnats. » Ils ne se sentiront peut-être pas impliqués personnellement, mais le totem est un rappel afin qu’ils n’oublient pas.»
Selon Mme O’Bomsawin, la réconciliation passe aussi par les membres des Premières Nations pour qui les Églises chrétiennes jouent un rôle très important dans leur vie. «Cela surprend bien des gens que des autochtones se disent encore chrétiens. Ils se demandent pourquoi ils sont restés accrochés à l’Église. Moi je dis, ils ne sont pas accrochés, ils sont attachés à l’Église. Leur appartenance est sans contrainte.»
Le professeur Roussel abonde dans le même sens. «Pour beaucoup d’autochtones, c’est une histoire de famille dans laquelle ils se reconnaissent. Ils ne vont pas nécessairement rompre les amarres avec l’Église. Il y en a qui le font. Certains souhaitent guérir cette relation. Est-ce que c’est possible? Un bon nombre disent que cela ne guérira jamais. D’autres affirment: « Les gens qui ont fait cela n’agissaient pas comme des chrétiens ».»
L’artiste a figuré par une croix la relation entretenue par plusieurs membres de sa famille avec l’Église catholique, ne serait-ce que pour assister à la messe et aux funérailles.
Le Mât totémique des pensionnats sera exposé jusqu’au 29 octobre devant le Pavillon Michal et Renata Hornstein.