La ministre de la Culture et des Communications a annoncé via les réseaux sociaux le 7 août 2019 que le Cyclorama de Jérusalem et son panorama seront bel et bien classés comme immeuble et objet patrimoniaux. Une annonce sans communiqué officiel (celui-ci a été publié le lendemain), par la porte d’en arrière, qui évoque quelque peu le désintérêt des dernières années pour la gigantesque rotonde.
Installé à Sainte-Anne-de-Beaupré en 1895, cet énorme bâtiment circulaire qui abrite une gigantesque œuvre des peintres Oliver Dennett Grover et Charles Corwin et de leurs assistants qui offre un panorama de Jérusalem le jour de la crucifixion de Jésus. La toile fait partie des dernières œuvres de cette ampleur dans le monde. Après l’annonce de sa mise en vente il y a deux ans, le Cyclorama avait fait l’objet d’un avis de classement. Il a définitivement fermé ses portes l’automne dernier.
Arrivée d’un pèlerinage par bateau. Vers 1900-1905. Auteur inconnu. Carte postale, coll. privée.
Peut-on véritablement parler du Cyclorama comme d’un patrimoine «religieux»? Même la ministre Nathalie Roy a préféré employer le terme «culturel» dans son annonce. Sis à proximité de la basilique de Sainte-Anne-de-Beaupré depuis le XIXe siècle, il a plutôt les attributs d’un patrimoine «touristique». Il est, à vrai dire, une attraction, une curiosité qui misait sur la renommée du sanctuaire – et sur un emplacement stratégique – pour se démarquer. C’est un lieu qui n’a jamais eu d’autre utilité que de s’offrir en spectacle, comme un bon vieux Ripley’s Believe It or Not! aux chutes du Niagara.
Dès les débuts, cette rotonde rivalisait en taille avec la basilique et s’imposait dans le paysage de Sainte-Anne-de-Beaupré. Avant l’incendie qui ravagea la basilique en 1922, celle-ci était de taille plus modeste, particulièrement avant l’ajout ultérieur des bas-côtés, ce qui rendait la rotonde encore plus impressionnante.
Le village vu du fleuve. La bâtiment blanc était l’hôtel Regina, où fut plus tard construite l’Auberge de la basilique. Vers 1900-1905. Auteur inconnu. Carte postale, coll. privée.
Bâtiment mal-aimé qui s’est refait une beauté extérieure quelques fois au cours de son histoire, le Cyclorama semblait préfigurer l’éclosion des verrues architecturales hétéroclites le long du boulevard Sainte-Anne, une artère enlaidie au fil des décennies par les concessionnaires, les motels, les franchises de restauration rapide et, plus récemment, par de tristounets blocs de condos, reflet d’une crise d’identité entre la ruralité bucolique des vieilles paroisses et la banlieue dortoir où se multiplient les VUS et les cottages clonés.
Il y a un siècle, le boulevard n’existait pas. On se rendait à Sainte-Anne par le chemin Royal, l’antique route construite sous l’impulsion de Mgr François de Laval, par train, à partir de 1889 ou, pour les plus nantis, par bateau, surtout à partir de 1844. C’est d’ailleurs d’abord à cette «clientèle» que le Cyclorama a fait de l’œil lorsqu’il s’installa en 1895. Il se trouvait alors le long du quai, long trottoir de bois qui croisait la voie ferrée et qui se poursuivait dans le village. Il en reste aujourd’hui la rue du Sanctuaire, appelée rue Régina jusqu’en 2008.
Les pèlerins qui se rendaient au sanctuaire par bateau croisaient obligatoirement le Cyclorama et ses boutiques de souvenirs. C’était le premier bâtiment qu’ils rencontraient, avant même d’atteindre les rues du village. Les usagers du train n’étaient pas en reste : la gare se situait également juste à côté de la rotonde, et une boutique-pavillon était construite juste à côté de la gare. Les pèlerins pouvaient alors voir gratuitement le panorama s’ils achetaient pour 25 sous de souvenirs au Cyclorama.
Le village vu du fleuve. Auteur inconnu. Vers 1905. Carte postale, coll. privée.
Les boutiques étaient plutôt attirantes pour l’époque. C’était, en tout cas, certainement plus enchanteur que les petits chariots d’objets de dévotion qui s’enlignaient devant le cimetière, sur le chemin Royal. Le Cyclorama produisait notamment des cartes postales et des livrets souvenirs qui mettaient l’accent sur son importance dans le microcosme dévotionnel qu’est le sanctuaire dédié à la grand-mère de Jésus. Grâce à son emplacement avantageux et ses «produits dérivés», tout était mis en œuvre pour happer ces visiteurs avant même qu’ils n’atteignent le village à proprement parler.
Marchands de souvenirs sur le chemin Royal. À droite (non visible sur la photo) se trouve la chapelle commémorative. Photographie Neurdein Frères. 1907. Carte postale, coll. privée.
Photo prise depuis le quai, avant de croiser la voie ferrée. Le pavillon devant lequel passe une dame vendait des souvenirs du Cyclorama. Auteur inconnu. Vers 1900-1905. Photographie, coll. privée.
Au tournant du dernier siècle, l’ambiance «vieille Jérusalem» propre au Cyclorama trouvait alors écho dans la Scala Santa, où les pèlerins étaient invités à gravir une reproduction du «saint escalier» à genoux. Des scènes pastorales étaient proposées à l’intérieur du bâtiment. Toujours là aujourd’hui, il sombre lui aussi dans l’indifférence et dégage une odeur prégnante de bois humide. Une odeur d’oubli.
Le Cyclorama a toujours eu le chic de frapper l’imaginaire et d’alimenter certains fantasmes. Un pèlerin m’a déjà juré que c’était un ancien vélodrome.
— Je crois plutôt qu’il a toujours eu la même vocation monsieur…
— Tu ne peux pas le savoir, tu es trop jeune.
Lors d’une visite guidée, une personne m’avait demandé si c’était le tombeau de sainte Anne. Réprimant un sourire, j’avais répondu poliment: «Vous savez, on parle d’une femme qui aurait vécu en Terre sainte il y a deux millénaires…» C’était toutefois hautement plus sympathique que certains commentaires entendus ces dernières années, alors qu’il m’est arrivé de croiser des visiteurs offusqués de voir une «mosquée» construite si près d’une basilique…
Le village vu de la côte, bien avant la construction du boulevard Sainte-Anne, au sud du Cyclorama. Auteur inconnu. Vers 1905-1910. Carte postale, coll. privée.
Retenons tout de même que, pendant une bonne partie de son histoire, le Cyclorama faisait partie d’un «centre-ville» plutôt cohérent, entièrement axé sur le pôle d’attraction que constituait le sanctuaire. Il serait toutefois facile d’oublier que cet ensemble ne transformait pas l’espace en sens comme par magie: il était entretenu par la présence de communautés – les Rédemptoristes, les Rédemptoristines, les Franciscaines missionnaires adoratrices –, d’hôtels au style assumé – le Régina, le Saint-Laurent –, de «centres d’interprétation» complémentaires – l’Historial, le Musée royal. Sans parler des pèlerins, nombreux, qui se déversaient chaque été dans le petit village, souvent dans des groupes institutionnalisés qui répétaient l’expérience année après année.
Le sanctuaire au moment de la construction de la nouvelle basilique. Compagnie aérienne franco canadienne, Montréal. Vers 1930. Carte postale, coll. privée.
Photo aérienne du sanctuaire avec le Cyclorama à l’avant-plan. Les hôtels Régina et Saint-Laurent (toit vert) seront démolis plus tard. Le boulevard Sainte-Anne (à droite sur la photo) est alors nouveau, tout comme l’Historial, musée de cire devenu plus tard le Musée de sainte Anne, ouvert pour le tricentenaire en 1958. Provincial News Co., Québec, Canada. P38193. Vers 1960. Carte postale, coll. privée.
Le Cyclorama et le chemin du quai vers 1965 (l’Auberge de la basilique, en bas à droite, se trouve sur l’ancien site de l’hôtel Régina depuis 1963). Jadis isolé et incontournable, le Cyclorama se fait progressivement encercler par le boulevard et les stationnements aménagés pour faciliter les pèlerinages en auto et en autocar. Photo Laval Couët. Distributeur Émile Kirouac. Carte postale, coll. privée.
Malgré le classement comme «bien patrimonial», il se pourrait bien que le plus délicat reste à venir. Car ce centre catholique qui rayonnait partout en Amérique du Nord n’a plus le lustre d’antan. Les communautés religieuses ont quitté, le musée, l’auberge et le séminaire sont fermés. L’ancien monastère des rédemptoristines, au sommet du chemin de croix, a été transformé en logements. Celui des franciscaines continue de dépérir en attendant son sauveur. Combien d’années encore les grandes salles désertes du séminaire et du monastère pourront-elles survivre avant l’inévitable détérioration qui les attend?
C’est dans ce contexte que le Cyclorama devra redécouvrir une pertinence. Heureusement, tout n’est pas noir: le sanctuaire demeure un lieu d’exception qui continue d’attirer 800 000 personnes par année. Le catholicisme canadien se maintient malgré ses restructurations, notamment grâce à l’immigration. Les paliers municipal et provincial se soucient réellement de ce lieu qui a le potentiel de rester vital au bien-être économique de la Côte-de-Beaupré. Est-il envisageable d’améliorer le lieu, de le doter d’outils techniques qui permettraient d’offrir une certaine variété visuelle au sein de la rotonde? D’aménager l’espace pour y tenir des soirées, voire des concerts intimes? De rendre la toiture accessible et d’ainsi offrir l’un des plus beaux panoramas – réel celui-là – sur le sanctuaire, l’île d’Orléans et la Côte-de-Beaupré?
Autrement dit, s’autoriser à rêver à l’image de ce lieu: en envisageant une certaine démesure.
Panorama du village, d’après une photographie de J. E. Livernois prises sur le toit du Cyclorama (comparer avec BANQ). Vers 1900-1905. Carte postale, coll. privée.
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