Elle rêve d’un Canada aux politiques inspirées par les valeurs chrétiennes et multiplie les initiatives pour influencer les députés et les partis politiques. Alors que le scrutin général du 21 octobre approche, faut-il craindre la droite religieuse au Canada?
Dans un article dressant le portrait d’Andrew Scheer publié dans la revue L’actualité du 5 juin dernier, le journaliste Alec Castonguay s’arrête brièvement sur l’aménagement du bureau du chef conservateur situé à la Chambre des communes à Ottawa. Dans une bibliothèque, écrit-il, se trouvent une Bible et un crucifix.
La présence de ces deux objets rappelle que le député sortant de la circonscription électorale de Regina — Qu’Appelle, située en Saskatchewan, est un catholique pratiquant.
Son père, Jim Scheer, est un diacre. Son épouse et lui ont élevé leurs enfants dans la foi catholique. Andrew Scheer et sa conjointe font de même.
Une coalition politico-religieuse
Bien qu’il demeure discret au sujet de ses convictions religieuses, le député sortant s’est tout de même confié à leurs sujets. Andrew Ives, Maître de conférences à l’Université Caen, en France, rappelle que Scheer est conscient d’attirer une partie du vote catholique, mais aussi d’autres chrétiens, dont les évangéliques, qu’il voit même comme des alliés politiques.
Ses appuis proviennent donc, en partie, de ce que les experts appellent «la droite religieuse».
Selon André Gagné, professeur d’études bibliques à l’Université Concordia à Montréal, la droite religieuse «est essentiellement une coalition politico-religieuse […] qui a des visées politiques. Elle a pour but de promouvoir ses valeurs. Elle veut changer la politique par rapport à ses propres valeurs. Elle veut faire en sorte que les valeurs qu’elle considère comme judéo-chrétiennes deviennent [celles] de la nation dans laquelle elle se retrouve», explique-t-il lors d’une entrevue accordée à Présence.
Cette coalition comprend «plusieurs groupes de types évangéliques intégristes qui ont une perspective moins progressiste que d’autres mouvements évangéliques. Le terme évangélique est un peu problématique, car c’est un terme fourre-tout. Cette coalition comprend des groupes protestants et catholiques intégristes. Parfois cette coalition va avoir le soutien de groupes mormons, par exemple, même des groupes juifs intégristes», souligne le professeur Gagné.
Bien que statistiquement peu nombreux, les adeptes de la mouvance évangélique au Canada n’en représentent pas moins un poids politique certain, car ils comptent sur des personnes plus convaincues et mobilisées par rapport au reste de la population, analyse André Gagné. «Ils sont en croisade!» lance-t-il.
Pour arriver à ses fins, la droite religieuse au Canada constitue des lobbys politico-religieux assez puissants pour attirer l’attention des députés et des ministres. C’est à cette adresse que loge par exemple l’organisme RightNow et son agenda pro-vie.
«Nous sommes un groupe de stratèges passionnés qui comprend la nécessité de campagnes politiques efficaces qui donnent des résultats. Nous sommes inclusifs, nous sommes diversifiés et nous sommes ici pour gagner», peut-on lire sur son site Web.
Une autre coalition de mouvements chrétiens, TheCry, est également très active dans la présente campagne électorale. Fondée par Faytene Grasseschi, figure très connue dans le monde évangélique, elle organise un 24 heures de prières à Ottawa les 11 et 12 octobre afin que le Canada puisse être dirigé par des ministres et des députés dévoués à Dieu.
Selon le magazine CharismaNews, Faytene Grasseschi a réussi le tour de force d’obtenir plus de 1000 rencontres avec des députés alors que le Parti conservateur dirigé par Steven Harper était au pouvoir.
TheCry n’est pas le seul mouvement à prier et à militer pour l’avènement d’un gouvernement chrétien à Ottawa. Créée en 2005, la National House of Prayer a constitué au fil des ans un vaste réseau de croyants partout au Canada. La National House of Prayer assistait à la période de questions et, du haut de la tribune réservée au public, priait pour les députés et les ministres.
Le professeur André Gagné s’intéresse également à la coalition qui se fait appeler The West Coast Christian Accord qui s’est formée en 2018. Composée de pasteurs évangéliques de partout au Canada, elle leur propose de signer une «déclaration de foi concernant l’autorité des Écritures sur l’identité de genre et la sexualité humaine».
André Gagné précise que la coalition The West Coast Christian Accord avait récolté 6000 signatures au début août, bien avant le déclenchement de la campagne électorale. «Les signataires viennent d’un peu partout au Canada, majoritairement de l’Ouest canadien. Il y en a également au Québec, en Ontario, dans les Maritimes. Ils ratissent large.»
L’ensemble de ces coalitions partage un but commun selon le professeur de Concordia. «Leur but n’est pas que politique. Il vise une transformation sociale. C’est cela en général que les gens ne comprennent pas de la droite chrétienne, de ces groupes-là. Le but ultime c’est de changer les mentalités, c’est de changer la société. Pour dominer le monde, ils doivent pénétrer ce qu’ils appellent les sphères de la culture (la religion, l’éducation, la famille, les médias, les arts, la politique, l’économie).»
Comment s’y prennent-ils?
«Dans chacune de ces sphères, il y a des personnes influentes, qui sont les dirigeants de ces sphères. Il faut gravir les échelons pour finalement devenir les influenceurs de ces sphères. C’est comme cela qu’ils pénètrent la société. Cela semble être un discours conspirationniste. Mais c’est leur stratégie. C’est ce qu’ils font tranquillement en se faisant élire en politique», affirme André Gagné.
La mobilisation de la droite chrétienne et son pouvoir d’attraction ne sont sans doute pas étrangers au fait que Maxime Bernier, fondateur du Parti populaire du Canada, ait recruté Laura Lynn Tyler Thompson, ancienne animatrice d’une émission religieuse. Candidate dans la circonscription Red Deer-Lacombe en Alberta, elle s’est fait connaître en Colombie-Britannique grâce à ses positions contre la manière dont l’orientation sexuelle et la question du genre sont abordés dans les écoles publiques.
Le poids politique de la droite religieuse
Malgré tout, peut-on mesurer le poids politique de ces diverses coalitions et de la droite religieuse dans l’ensemble du Canada?
«Ma première réaction serait de penser que les chrétiens de droite motivés par leurs croyances sont trop minoritaires au sein de la société canadienne pour avoir une influence forte dans d’autres régions du Canada», croit pour sa part Andrew Ives.
Il soutient toutefois qu’il est «incontestable» que les chrétiens évangéliques cherchent à convertir d’autres et qu’il s’agit là d’un «élément fondamental de leur foi».
«C’est sûr et certain que certains chrétiens évangéliques voudraient infiltrer des partis politiques et que, par affinité, ils viseraient le Parti conservateur et le Parti populaire du Canada, affirme-t-il. On peut noter qu’un mouvement de chrétiens antiavortement était actif au sein du Parti libéral dans les années 1990. Il est incontestable que les chrétiens évangéliques œuvrent pour transformer la société»
Le professeur André Gagné reconnait que «la situation n’est pas critique comme elle l’est en ce moment aux États-Unis». Il fait remarquer qu’il a fallu quarante ans à la nouvelle droite politique à faire une percée aux États-Unis.
«Ce n’est pas quelque chose qui va arriver au Canada demain, croit-il. Mais si nous ne sommes pas conscients qu’il y a des groupes qui se fédèrent autour de […] valeurs bibliques, qui cherchent aussi à susciter une certaine mobilisation, à s’impliquer politiquement pour changer la société à leur image, il n’y a rien qui nous dit que ces groupes-là ne peuvent pas [poursuivre leur progression et faire une percée].»
L’objectif, souligne-t-il, n’est pas de faire peur aux gens. «Toutefois, il ne faut pas être dupes et dire que cela ne se peut pas.»
Une question de «vérité»
Le documentariste Jon Kalina, réalisateur du documentaire de 2014 intitulé La droite religieuse au Canada, souligne dans une entrevue accordée à Présence que ces mouvements chrétiens sont comme des lobbys.
«Ils ne sont pas disparus il y a cinq ans, dit-il. Ils existent, tout comme d’autres lobbys au Canada. Nous pouvons discuter de leur véritable influence, mais une chose est certaine c’est qu’il y a bel et bien un lobby religieux au Canada.»
Même si sous le régime de Justin Trudeau la droite religieuse n’a pas beaucoup d’influence, Jon Kalina croit qu’il faut se demander quel accès au gouvernement elle aura sous d’autres premiers ministres. Il rappelle la présence dans plusieurs pays de ces mouvements qui se sentent obligés d’influencer les gouvernements en place. «Pour eux c’est une question de moralité, de vérité.»
Le documentariste ne croit pas cependant que la droite religieuse canadienne possède autant de pouvoir que celle des États-Unis.
«Pourtant, elle a une influence. Pour des raisons liées à l’histoire du Canada, on n’a pas tendance à parler de cette réalité parce que cela ne fait pas très canadien de discuter de l’influence de la religion sur les affaires du pays. Toutefois c’est important d’en parler, surtout si ces groupes de pression ont de l’influence sur les politiques internationales et nationales.»
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